La Khâgne classique de Condorcet
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Bustes et statues sous la troisième république (1880 - 1940)

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Bustes et statues sous la troisième république (1880 - 1940) Empty Bustes et statues sous la troisième république (1880 - 1940)

Message  Anne Lun 19 Jan - 1:26

(voilà ma fiche ; je ne sais pas si elle est aussi "technique" qu'elle le prétend, la gueuse)

Les bustes et les statues sous la IIIé République (1880 – 1940) : Une représentation du politique dans la cité


Introduction

Sous la IIIé République, la France connaît un tel développement de la statuaire publique qu’on parle pour cette époque d’une véritable « statuomanie ». Cette remarquable propension républicaine à la sculpture commence véritablement avec l’affirmation au pouvoir des républicains en 1879, et connaît un certain déclin avec le XXé siècle. Après la 1ère guerre mondiale, la statuaire connaît un tournant important : la représentation proprement politique et républicaine laisse place à un autre type de statuaire, à savoir le monument aux morts (dont la portée est également politique, mais sur le mode de la mémoire collective, du deuil, de l’hommage). Enfin, on peut dire que le destin de la statuaire républicaine connaît sa fin symbolique avec la mort du régime qui lui a donné le jour : ainsi, sous Vichy, la loi du 11 octobre 1941 sur la récupération de métaux non ferreux, cause la perte d’environ deux mille sculptures en bronze, devenues aussi trop symboliques d’un passé que le nouveau pouvoir en place cherche à dénigrer. Le monument de Mantes-la-Jolie à la gloire de la République, par exemple, érigé en 1906, est envoyé à la fonte par les Allemands en 1942. Pourtant, cette pratique a laissé des traces qui aujourd’hui font partie du paysage coutumier de notre vie civique : les bustes de Marianne, en mairie, se sont répandues et banalisées (tout comme la photographie du président), si bien que leur présence suscite à peine l’attention.

En 1880, après l’effacement du pouvoir exécutif sous la forme du renoncement à la dissolution par Jules Grévy, et les victoires des républicains aux élections législatives, municipales et cantonales, on peut dire que la République, ainsi assurée sur ses bases, va commencer à s’enraciner durablement en France : or, la représentation artistique participe bien de cette installation du régime, de l’installation de son idéologie, et il se trouve que la statuaire, conjointement à d’autres formes de production faciles à diffuser dans l’ensemble du pays (par exemple la monnaie ou le timbre poste), est la voie privilégiée choisie par la République pour diffuser sa figure.
La dimension de représentation proprement politique de cette « statuomanie » caractérise en particulier la période qui va de 1880 à 1914, puisqu’il s’agit de celle où le pouvoir et les institutions républicaines s’ « installent », et développent donc une importante propagande sur l’ensemble du territoire national, mais connaissent également des périodes de crise, et éprouvent donc le besoin, comme tout régime ou pouvoir politique, de montrer une certaine représentation d’eux-mêmes, représentation qui doit à la fois s’imposer aux esprits et en quelque sorte donner forme à l’espace public, le remodeler à l’image des nouvelles pratiques politiques que le régime promeut et entraîne. Or, dans ce combat pour laïciser l’espace public et en faire un territoire républicain, la statuaire apparaît à la fois comme une source d’identité civique et de sociabilité. En effet, quoi de plus adapté, à cet égard, que les bustes introduits dans les mairies, dans les écoles, dans les palais de justice (tous les lieux de la vie civile, dont la fréquentation par les citoyens est censée devenir de l’ordre de la pratique courante), et la mise en place de sculptures, de monuments sur les places des villes ? Par leur inscription dans tout le paysage national, ils agissent comme un puissant vecteur d’adhésion populaire à la République.
Ce projet est également indissociable de sa portée pédagogique : selon Vincent Duclert, il s’agit même de la raison principale du développement de la statuaire républicaine. Plus que la conquête de l’espace au détriment des symboles des anciennes institutions (comme cela a pu se produire lors des changements de régime mouvementés, par exemple à la Révolution, ou sous la Commune), sa fonction est avant tout civique, et « la figure sculptée est d’abord pour les républicains un moyen d’éducation est de connaissance, complémentaire de l’école ou de la presse ».
Une question nouvelle se pose pourtant, concernant un aspect que nous n’avons pas encore évoqué : comment donner corps à ce qui est abstrait ? La figure du monarque, image et vecteur idéal de la représentation du pouvoir durant tout l’Ancien Régime, et même jusqu’à Napoléon III, a été évacuée, et depuis 1879 il semble impossible d’incarner le régime, en remplacement, dans le portrait du chef de l’Exécutif : d’une part ce serait par trop renouer avec la tradition que la République rejette (un chef d’Etat fort, unique), d’autre part cette dernière, de par la valeur que lui accordent ses défenseurs, ne saurait se contenter des visages insignifiants que lui offrent ces représentants de passage. Comme l’écrit Maurice Agulhon dans son livre Marianne au pouvoir, les visages de la République : « la passion républicaine est trop forte pour se laisser canaliser dans le culte d’individus falots ou provisoires ». L’enjeu est donc de trouver des images assez fortes, assez fécondes esthétiquement, pour incarner à la fois un régime particulier, dont le souverain est censé être un corps de citoyens, sa symbolique, et son idéologie. Deux genres principaux de représentations vont être abondamment privilégiés, à savoir l’allégorie (de figures abstraites et féminines, selon le modèle de Marianne forgé dès la Révolution) et le figuratif, à savoir les représentations en buste ou pied des grands républicains, dans une sorte de prolongement des figures nationales du Panthéon, choisis par le gouvernement, le Parlement, mais aussi les municipalités et les départements.

On pourra donc chercher à montrer comment la , grâce à l’allégorie presque mythique de Marianne et à la figure de ses « grands hommes », parvient à répondre à la nouvelle problématique de représentation du pouvoir politique, en constituant une sorte de patrimoine proprement républicain ; de ce fait, on se demandera également dans quelle mesure cette pratique est liée à d’autres traits caractéristiques de la IIIé République, en particulier à la participation locale à la vie politique et à l’importance de la transmission des valeurs civiques par l’instruction. Mais on peut aussi s’interroger sur les limites de ce programme iconographique, que ce soient les limites de sa portée esthétique, les limites de son efficacité et de son étendue nationale, ou enfin les limites de la cohésion nationale dont il est censé être porteur.


Préliminaire : pourquoi la sculpture ?

Il faut d’abord rappeler que les facteurs de cet essor de la statuaire pendant cette période ne tiennent pas tous à la République. Il y a également des circonstances extérieures à la politique, essentiellement trois : d’abord, les mutations de l’urbanisme à l’époque moderne (et en particulier sous le Second Empire, avec l’ « haussmanisation » de Paris et de certaines grandes villes), avec l’ouverture de grandes avenues et de places, qui ne demandent qu’à être décorées d’imposants monuments. Ensuite, l’essor professionnel du métier de sculpteur, remarquable à cette époque par rapport aux autres professions artistiques, ainsi que les progrès techniques, notamment dans la fonte du bronze, qui permettent d’augmenter la production des monuments, leur taille, et d’accroître la production en série des bustes. Enfin, on note qu’une telle forme de représentation du politique n’est pas nouvelle, que sa valeur est reconnue depuis l’Antiquité, et qu’elle appartient aussi à une tradition typiquement française de l’utilisation politique de l’art, en particulier de l’édification de places et de statues royales à Paris comme dans les villes de Province, comme il était de coutume par exemple sous Louis XIV.
Cette « valeur » particulière de la sculpture comme mode de représentation politique lui vient de sa solidité, qui lui permet d’échapper aux effets du temps, mais aussi du fait qu’elle permet une impression plus forte, plus spontanée que l’image en deux dimensions : le spectateur est tantôt confronté au buste, dans un face-à-face direct, tantôt à la sculpture en pied qui le domine de toute sa hauteur ; il s’agit donc d’un mode de communication artistique plus spontané, moins élitiste, et d’une visibilité plus large, que pourrait l’être une peinture, et l’on comprend dès lors ce choix quand il s’agit de s’adresser à l’ensemble du peuple.


I) Marianne ou la figure d’un pouvoir sans visage

Le buste de la République, dans les mairies, est aujourd’hui la plus célèbre et la plus familière des représentations du politique. Seules quelques mairies de régions particulièrement reculées ou réactionnaires se distinguent en n’en possédant pas, et il s’est banalisé dans une large mesure, si bien qu’il fait même l’objet aujourd’hui du choix d’une personnalité féminine en vogue pour l’incarner, ce qui réduit considérablement la portée abstraite, universelle et allégorique du symbole, le ramenant plutôt à une simple pratique de routine, un divertissement. L’étude de l’évolution du type de la Marianne et de son processus d’introduction progressive en France est intéressante, car elle permet de cerner les enjeux auxquels furent confrontés les tenants du régime, au niveau national comme au niveau local. Elle montre aussi comment la République, peu à peu, est rentrée dans les mœurs, au gré de la participation des populations locales à la vie politique de leur commune.


a. L’évolution du « type », ses enjeux symboliques et politiques

Concernant sa représentation iconographique, la République est confrontée à une double difficulté : comme on l’a dit, elle s’est privée du chef de l’Etat, et donc de son image ; par ailleurs, se voulant à la fois moderne, positive, rationnelle, dégagée des mythes, elle est un par définition un régime « an-iconique », qui donc devrait normalement chercher la sobriété. Pourtant, les républicains semblent avoir besoin, pour baser leur légitimité, d’une forme de mystique, d’une icône laïque pour remplacer efficacement la dimension religieuse qui pendant très longtemps a été intrinsèquement liée au pouvoir monarchique et à ses représentations. L’image de Marianne semble très adaptée à cette iconisation de la République : en effet, cette allégorie ne renvoie pas à la Monarchie (qui s’est peu fait représenter par des figures abstraites) et permet, dès 1789 et 1848, de symboliser la fin de l’Ancien Régime et l’avènement d’un régime totalement neuf. La République a donc, très tôt, pris cette apparence d’une femme drapée, et coiffée d’un bonnet phrygien. Le bonnet renvoie à l’affranchissement des esclaves sous l’Empire Romain, en Phrygie, province de l’Asie Mineure, par ailleurs le port du bonnet sous l’Ancien Régime est un usage typiquement populaire, et lors de la Révolution de 1789, il symbolisait la volonté d’aller jusqu’au bout et d’instaurer une République.
Ainsi, outre son choix pour l’ornement des édifices publics, l’évolution du « type » de la Marianne est assez révélateur des tendances dominantes, et à cet égard le choix de lui ajouter un bonnet est significatif, dans les premières décennies du moins ; il y a un débat symbolique autour, puisqu’il est trop teinté de jacobinisme au goût de nombreux républicains opportunistes, ou modérés, qui sont au gouvernement à partir de 1879. Le choix des modèles officiels dépendant la plupart du temps de concours lancés par le ministère de l’Instruction public ou les Beaux Arts, c’est au gré des modèles choisis ou rejetés qu’on peut tenter d’établir une ligne d’évolution générale.

Anne

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Bustes et statues sous la troisième république (1880 - 1940) Empty Re: Bustes et statues sous la troisième république (1880 - 1940)

Message  Anne Lun 19 Jan - 1:27

Dans les années 1880, l’idée prédominante est d’éviter l’allure révolutionnaire et de privilégier, à l’inverse, les attributs symboliques
Les trois plus anciens modèles connus, qui ont été conçus et enregistrés au dépôt légal avant 1880 (celui de Doriot en septembre 1871, celui de Francia en octobre 1875, et celui de Degeoirge, commandé par la Ville de Paris en 1877) mais restent présents par la suite, ne portent pas de bonnet, mais des couronnes ou des diadèmes ornés de végétaux. Ce sont des matrones hiératiques au visage grave, sévère ou inexpressif. C’est justement en 1880 que le bonnet fait son apparition sur certains bustes de la Ville de Paris, qui offrent des signes supplémentaires d’affirmation républicaine : ainsi celui de Hébert, au salon de 1880, qui porte l’inscription « 4 septembre 1870 » sur le piédouche et un triangle portant la devise « Liberté, Egalité, Fraternité » sur le corsage. Lormier, pour son buste commandé en 1880 à destination de l’Hôtel de Ville, opte pour la coiffure du compromis (le bonnet est à moitié caché par la couronne végétale). On voit donc qu’une progression est déjà perceptible dans le Paris radical, tandis qu’à l’échelle nationale, c’est plutôt la vigilance des opportunistes qui règne ; par exemple, Paul Bert, député de l’Yonne qui encourage vivement la diffusion des bustes de l’artiste local, Cadoux, l’invite expressément à retirer le bonnet de sa Marianne.
Les procès-verbaux de la Manufacture de Sèvres, lors des concours, montre aussi la différence entre les représentations admises (le buste de Forgeot, en 1882, outre sa cuirasse et sa peau de lion, porte dans ses bras tout un attirail d’objets symboliques tels qu’une épée ou une ruche) et celles qui sont refusées (la Liberté d’Hippolyte Moulin, avec son bonnet phrygien et sa coiffure négligée, apparaît trop expressive et libertaire à Jules Ferry).
En 1890, pourtant, le bonnet phrygien devient un attribut normal de la Marianne, si bien que le modèle d’Injalbert, or il devient peu à peu le modèle le plus répandu (il est abondamment reproduit en série, y compris dans des éditions en fonte destinées à être exposées en plein-air). A la fin du XIXé siècle, le genre atteint un certain équilibre, et les variantes se raréfient. D’après Maurice Agulhon, avec la fin du siècle, la victoire de la République, la multiplication des types et la diffusion en série de certains, « le buste de République est entré dans la mémoire visuelle commune ». Il s’agit dès lors d’une image familière et conventionnel, étroitement liée au lieu qu’elle occupe et à sa fonction. Sa diffusion continue durant tout le début du XXé siècle, et n’est interrompue qu’en 1940, quand la totalité des bustes sont remplacés par des photographies du maréchal Pétain.
On peut donc dire qu’un type s’est plus ou moins figé, conventionnalisé, et qu’au moment de la première guerre mondiale il n’a plus grand chose de la portée militante qui le caractérisait à ses débuts (la banalisation du bonnet phrygien en est un symptôme). D’ailleurs, les commentaires du début du siècle expriment une certaine crainte de voir le buste de Marianne s’immobiliser en un « symbole insignifiant » (selon l’expression de la Gazette des Beaux Arts de 1887). En 1909, par exemple, à l’initiative du Journal, un concours est organisé afin de récompenser le meilleur buste de la République, dans le cadre d’une campagne pour la décoration des mairies de village. Parmi les 68 candidats, le jury (avec à sa tête le président de la Société générale des Beaux Arts, Boll) nomine un certain Largesse (d’origine), qui rompt avec la tradition en présentant un buste rajeuni, que le jury qualifie de « République du XXé siècle ». Ce mouvement ne représente cependant qu’une tendance, à la limite une mode (on préfère désormais à la matrone sévère un visage plus séduisant et juvénile), en tout cas pas une rupture esthétique, ni surtout un tournant politique : le modèle Injalbert est toujours le plus répandu. Marianne ne représente plus la République conquérante, mais un régime stabilisé, qui fait l’objet d’un consensus très large.

b. L’introduction des bustes dans les mairies de Province

La naissance de cette institution, sa diffusion progressive dans les villages, sont intimement liées à l’installation de la IIIé République de 1880 à 1914, d’une part parce que c’est bien le régime tout entier qui se trouve représenté, d’autre part parce qu’elles constituent comme l’achèvement du processus de popularisation des mairies. En effet, depuis les lois de 1882 et du 5 avril 1884 (la première fait élire le maire par le conseil municipal, la deuxième rend obligatoire la construction de mairies-écoles), la vie politique, administrative, s’est rapprochée de la vie des citoyens : ceux-ci sont plus instruits, de plus la personne du maire est désormais un des leurs. Il est toutefois notable que le gouvernement n’impose aucune directive concernant la décoration des mairies : la question du buste est donc laissée au libre choix de chaque municipalité. Si l’année 1880 voit le début de l’essor des bustes dans les mairies, ce n’est donc pas en raison d’une officialisation de cette institution par le haut, mais bien parce que le mouvement républicain n’est plus entravé (par la jurisprudence du Conseil d’Etat ou par les préfets par exemple, personnel qui a été largement purgé et repeuplé par des républicains) : cet essor prend donc, à l’époque, le sens d’une victoire des républicains sur le territoire, puisque l’acquisition du buste relève d’un choix de la commune elle-même. La première fête nationale, en 1880, illustre bien cette idée, puisqu’elle est l’occasion d’une vente de bustes importantes, comme en témoigne le pic des recettes des magasins de la manufacture de Sèvres sous cette République pendant le mois de juillet.
Ce choix de la part d’une Commune est d’autant plus significatif, dans les premières décennies, que le procédé pour obtenir la sculpture est assez complexe ; le gouvernement est en fait assez réticent à financer cette propagande, à la fois pour des raisons politiques (l’allégorie est plutôt connotée à « gauche ») et pour des raisons économiques (le budget du Sous-ministère des Beaux-Arts étant bien trop maigre pour lui permettre de faire don d’un buste à chaque commune qui en fait la demande). En 1889, pour se faire offrir un buste par l’Etat, la Commune d’Archery a besoin, en plus du zèle et des arguments percutants du maire dans sa lettre (il parle de « faire persévérer les citoyens de la Commune dans la voie du progrès qu’ils ont choisie aux dernières élections municipales »), du soutien d’un notable, d’une personnalité, en l’occurrence Doumer (qui intervient en tant que député pour appuyer la requête). Ce cas où le gouvernement donne le buste à la Commune, est somme toute assez rare : la plupart du temps, la commande est faite avec les deniers du Conseil général, ou grâce au don d’un particulier. Dans les grandes villes, les procédures de commande sont utilisées normalement et son parfois l’occasion de concours, afin d’obtenir une œuvre non standardisée.
On peut alors remarquer que si la standardisation est un aspect important du phénomène (avec la production en série de la Manufacture de Sèvre), il y a malgré tout une certaine diversité dans la production, en particulier à l’échelle locale et régionale : des nombreuses commandes sont passées à des artistes locaux (comme Cardoux dans l’Yonne), ce qui a deux effets, l’un de mettre en valeur des productions d’artisanat local, l’autre de singulariser notablement la production. Les particularismes locaux se retrouvent notamment dans les matériaux utilisés : de la terre cuite de Pontaumur au bois de chêne de Bitche, en passant par la lave de Volvic.
Du fait qu’elle est un mélange d’initiatives spontanées et d’incitation du pouvoir, on voit donc que cette entrée dans les mairies de la République incarnée n’est pas l’affaire de l’Etat, que ce n’est pas un processus de centralisation. Dans une certaine mesure, on peut parler d’un mouvement social et culturel de grande ampleur, qui se situe entre la propagande et l’affirmation d’une certaine autonomie locale. Maurice Agulhon écrit à ce propos qu’il « paraît avoir souvent coïncidé avec une étape, plus ou moins politique, de l’histoire locale ».






II) La statuaire de plein air

Mais l’utilisation de la statuaire par la Troisième République ne se limite pas aux bâtiments publics : l’intérêt d’une sculpture, précisément, est d’être l’objet d’une très large visibilité, pour peu qu’elle soit placée dans un espace suffisamment central, fréquenté, un espace public par excellence. L’érection de monuments en plein-air est le moyen idéal, pour un pouvoir tel que celui-ci, non seulement de s’afficher partout, mais d’organiser l’espace public. Une effigie de Marianne, ou d’un grand homme symbolisant les vertus du régime, placée sur la grand place d’un village, met réellement la République au centre de la vie des citoyens.

a. Marianne sur les places publiques à Paris

En parallèle du mouvement décentralisé de production de bustes, des sculptures de la République, cette fois-ci en pied, sont nombreuses à être édifiées, surtout dans les grandes villes (Toulon, Bordeaux, Marseille, Narbonne, entre autres), et en particulier à Paris, où elles investissent l’espace public de façon singulière. Entre 1879 et 1914, pas loin de cinq cents monuments sont érigés dans toute la France. On remarque aussi que l’érection d’un monument à la République, dans la capitale, se produit à l’occasion d’évènements particulièrement importants pour celle-ci, qu’il s’agisse de la sortie d’une crise, comme en 1889 (à la suite du boulangisme) ou en 1899, ou d’une occasion de rayonner sur le monde grâce à un art monumental.
Trois monuments en particulier révèlent l’importance que prend la sculpture publique à Paris :
Dès 1879, les radicaux du conseil municipal de Paris décident de lancer un concours pour installer place de la République une effigie de Marianne, coiffée du bonnet phrygien. Cette décision relève encore d’un choix militant, car la place se situe au cœur du Paris des barrcades et des Révolutions. Le concours est remporté en 1880 par Léopold et Charles Morice ; la statue de bronze, qui mesure trois mètres, n’est inaugurée qu’en 1883, mais jusque là une réplique en bronze est installée à l’emplacement prévu. L’effigie elle-même, déjà monumentale, porte toge romaine et bonnet phrygien, et est munie d’une tablette représentant les droits de l’homme, ainsi que d’un rameau d’olivier. Ce qui assure surtout sa visibilité et sa monumentalité, c’est son gigantesque piédestal : non seulement il lui fait dominer largement tout l’espace, mais il est lui-même prétexte à des représentations allégoriques et didactiques. Trois statues de pierre l’ornent en effet, de part et d’autre (Liberté avec ses fers brisés et son flambeau, Egalité avec le drapeau national, Fraternité, accompagnée d’attributs renvoyant à l’agriculture), ainsi que douze bas-reliefs en bronze, dont la fonction est narrative : ils figurent les grandes étapes de la naissance de la République depuis 1789.
La célèbre statue de la Liberté, réalisée par le sculpteur alsacien Auguste Bartholdi bien avant celle des frères Morice (elle est commencée dès 1870 et devait être terminée pour 1876), et placée sur le pont de Grenelle à Paris, prend toute son importance quand la décision est prise d’en offrir une immense réplique aux Etats-Unis. Son importance dépasse alors le cadre de la capitale nationale : elle a une portée beaucoup plus large que celle d’un monument comme celui de la place de la République, puisqu’elle participe du rayonnement international de la République, et d’une symbolique beaucoup plus consensuelle que le jacobinisme de l’autre : il s’agit en effet d’accès la représentation sur une image neutre, impersonnelle de la Liberté, qui bien sûr renvoie à Marianne, mais permet aussi à deux Nations d’affirmer un commun dévouement aux valeurs des Droits de l’Homme et du citoyen. Le projet est mené principalement par Bartholdi et par l’architecte Ferdinand de Lesseps. La statue est terminée en 1883 et inaugurée à New York le 28 octobre 1886 par le président Cleveland. Le projet est un énorme investissement financier pour les deux pays, dans lesquels des campagnes de souscriptions massives sont lancées, qui font appel à l’ensemble de la communauté nationale : en France, tous les moyens sont mis en œuvre, et des villes, des chambres de commerce, des conseils généraux, des milliers de particuliers, ainsi que le Grand Orient (dont de nombreux membres sont présents à l’inauguration) se mettent à contribuion. Pour le régime, c’est l’opportunité d’établir un lien symbolique fort dans ses relations extérieures avec les Etats-Unis, tout en affirmant à l’intérieur du pays lui-même le cosmopolitisme et le rayonnement de ses valeurs.
Enfin, lors de l’Exposition Universelle à Paris en 1889 (à l’occasion du centenaire de la République), qui est également prétexte à la mise en place de statues (on peut citer celle de la Sorbonne par exemple, ou encore Auguste Paris qui remporte la médaille d’or de la sculpture avec son œuvre, 1789), Jules Dalou (sculpteur et militant républicain, proche des revendications ouvrières, et qui a participé à la Commune) reçoit le grand prix pour un projet de monument à la République : dix ans plus tard, le 19 novembre 1899, on célèbre en grande pompe la version en bronze du Triomphe de la République, place de la Nation. L’allégorie, bras tendu fièrement et poitrine à demi découverte, coiffée du bonnet phrygien, se tient debout sur un globe, posé sur un char que tirent deux lions (le char symbolise le suffrage universel). Elle est entourée des figures de la Liberté, du Travail, de la Paix. Un gros livre entre les mains d’un enfant rappelle la valeur accordée à l’instruction.

Anne

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Bustes et statues sous la troisième république (1880 - 1940) Empty Re: Bustes et statues sous la troisième république (1880 - 1940)

Message  Anne Lun 19 Jan - 1:28

b. L’exhibition des vertus civiques : l’utilisation républicaine du monument commémoratif

La production de monuments atteint aussi son apogée de 1870 à 1914. L’investissement par le pouvoir politique de figures d’hommes exemplaires est une autre façon de combler le vide de représentation causé par l’effacement de la personne et de l’image du monarque, qui avait le mérite de concentrer en une figure unique les vertus morales et religieuses, idéologiques de la Monarchie. Il s’agit d’une réponse qui renvoie typiquement à l’idée de République, et même, dans une lointaine filiation, à la République antique, puisqu’il est caractéristique de la République romaine d’avoir valorisé et célébré des hommes pour être de parfaits modèles de la vertu civique. Ce type de mobilier qu’est le monument aux grands hommes a donc selon Vincent Duclert deux missions principales : d’une part, réunir les citoyens autour d’un visage capable de les réunir sans distinction d’origine, de catégorie sociale, de religion ; d’autre part, de rappeler le courage des plus illustres, des plus utiles à la nation, et dont l’exemple doit servir de guide au comportement de chaque citoyen, pour le mener sur le chemin de la vertu.

Le choix des figures représentées pour honorer la République est minutieux et réfléchi, puisqu’il ne faut pas qu’elles suscitent trop de controverse : par exemple, on retire la statue de Marat du parc Montsouris (réalisée par Baffier en 1885), tandis que la statue de Hoche réalisée par Dalou est placée au Panthéon.
Le monument à Gambetta par Jean-Paul Abbé, réalisé en 1884, puis érigé en 1888 dans la cour Napoléon du Louvre, où il reste, du haut de ses 27 mètres, jusqu’en 1941 (il est ensuite démantelé par le gouvernement de Vichy) est un bon exemple d’hommage typiquement républicain, qui fait de la mémoire du grand homme (mort juste deux ans auparavant) un prétexte à célébrer par des symboles les idéaux du régime, et à en donner une vision très didactique (dans ce type de monument, cela passe souvent par les socles ou les bas-reliefs, généralement ornés e figures allégoriques, de scènes exemplaires, narratives ou historiques). Ici la composition est inspirée du Départ des volontaires de Rude, elle met en évidence deux aspects en particulier du personnage : son patriotisme face à l’Allemagne lors de la chute du Second Empire (il semble tendre le bras vers la frontière, tandis qu’au dessus de lui un ouvrier tient un fusil) et ses luttes politiques dans les années suivantes, contre les monarchistes, en tant que « hérault » de la République. Ses qualités d’orateur sont ainsi mises en exergue (sa pose est particulièrement expressive, les paroles du discours, qui est une exhortation à la défense du territoire, sont gravées sur l’obélisque derrière lui, un personnage représentant le Génie semble l’inspirer en le surplombant). De nombreuses allégories (les Droits de l’Homme, la Force, l’Union, la Vérité) sont disposées tout autour de lui. De cette manière, la République se réapproprie ses hommes en en faisant des icônes et plaque sur eux un discours politique patriotique.
Par vision rétrospective, les personnages historiques se font également les échansons de ce républicanisme et de ce patriotisme, et d’une manière qui privilégie, là aussi, les particularismes locaux, puisque chaque ville, chaque région, se dote, tout comme elle était auparavant pourvue de son « saint local » de son « républicain » local, qu’il soit un authentique républicain ou un personnage historique érigé en porte-parole des vertus civiques qui sont aussi celles du régime (comme Eustache de Saint Pierre et les autres Bourgeois, rendus célèbres par l’épisode de la guerre de Cent Ans, à Calais, ou Bertrand Du Guesclin à Caen, dont la statue équestre est érigée 1921 sur la place Saint-Martin) : par conséquent, la mise en place de ces statues contribue à la constitution des identités locales, tout en leur apportant les valeurs républicaines, et en instruisant les plus illettrés par des bas-reliefs édifiants. Ainsi, pour donner quelques exemples, un monument aux républicains catalans est érigé à Banuyls en 1894, le buste du général Belliard (volontaire de 1791) est transporté sur la place principale de Fontenay-le-Comte, le tombeau de Jules Verne est réalisé en 1908 par Albert Roze (l’écrivain est enterré au cimetière de la Madeleine, toutefois, quant à ses « racines » régionales, les villes de Nantes et d’Amiens se les disputent, chacune voulant que l’écrivain devienne l’emblème de sa ville).


III) Les limites de la statuaire républicaine

a. La tension entre le programme iconographique et la fécondité artistique

Un aspect intéressant à étudier de la « statuomanie » républicaine est de voir jusqu’à quel point elle est porteuse d’un renouveau esthétique, artistique. En fait, si la représentation est assez libre, pour le buste par exemple, et qu’en règle générale les artistes bénéficient d’une certaine liberté à cette époque, il ne semble pas que la propagande républicaine ait particulièrement favorisé ou encouragé l’avant-gardisme ou même la modernité en matière d’art, mais qu’elle s’est plutôt affirmée dans un conventionnalisme relativement figé, en dépit de la grande diversité de choix de représentation dans les communes ou les départements. Ce la est dû notamment au fait que les représentations étaient choisies dans des concours, plus pour leur portée républicaine que pour leurs qualités propres. Si elles étaient aussi souvent le fait de commandes, là encore, on s’adressait autant à des artistes « rassurants » pour l’image de la République, qu’à de rénovateurs des formes de l’art. Ainsi, dès 1879, le modèle de buste de Marianne proposé par Rodin au concours de la mairie du XIIIé siècle fut rejeté (il est désormais connu sous le nom de Bellone, déesse de la guerre), sans doute pour être à la fois trop connotée politiquement, et peut-être trop moderne pour susciter l’enthousiasme générale ; son originalité tient d’abord à sa posture, au traitement esthétique lui-même, de par le visage à la fois détourné en un mouvement violent, et rude, dont les traits sont éloignés des conventions de l’époque, à savoir une Beauté à l’Antique, à la fois sobre et régulière, tandis qu’ici le traitement même de la matière n’a rien de lissé, de poli, les marques des doigts du sculpteurs sont encore apparentes et participent de la dynamique même de la figure, comme si la République n’était jamais tout à fait « achevée ». En outre, Rodin fait intervenir des attributs équivoques, insolites, en particulier pour la coiffure, qui est un casque rappelant le cimier, dont l’avant tombe en lui imprimant la forme, comme par allusion, du bonnet phrygien. De même, l’ornement sur le côté du casque rappelle, mais de façon seulement esquissée, la cocarde révolutionnaire.
Cette relative pauvreté des bustes et statues officielles n’est cependant pas à généraliser, ne serait-ce que parce qu’elle a provoqué une réaction de certains artistes. Auguste Rodin a de nouveau, avec plus de succès, oeuvré pour la République en créant des monuments de plein-air qui font preuve d’un grand modernisme : ainsi, Les Bourgeois de Calais sont réalisés en 1895 sur commande de la ville, pour illustrer un événement historique relevant de la vertu civique : le sacrifice de six bourgeois lors de la reddition de la ville aux Anglais en 1347. Rodin produit une représentation tout à fait novatrice de l’épisode, puisqu’il ne se contente pas de représenter le principal acteur de la scène (Eustache de Saint-Pierre), mais insère les six bourgeois dans une composition dynamique, qui invite le spectateur à tourner autour des personnages, ceux-ci étant d’ailleurs bien loin de la représentation du bourgeois à laquelle s’attendaient les commanditaire. Plus en rupture encore, l’hommage à Balzac, commandé par la Société des Gens de Lettres en 1891, fait scandale au Salon de 1898 par son aspect « monolithique » (Rodin a insisté sur la masse du matériau qui constitue le corps habillé de Balzac pour figurer la puissance de sa création littéraire), et n’est pas retenu par les commanditaires. C’est le dernier monument réalisé par Rodin, dégoûté par cet échec qui est en partie dû au déchaînement, au même moment, de l’affaire Dreyfus. Toutefois, l’œuvre est coulée dans le bronze quarante ans plus tard, dans les derniers temps de la République : elle est placée le 2 juillet 1939 sur le carrefour Raspail-Montparnasse. D’autres artistes, comme Maillol avec son monument à la gloire de l’Aviation et de la ligne France-Amérique (en 1940), ou avec son monument aux morts pacifiste, apportent une contribution peu conventionnelle à la statuaire Républicaine. De même, en 1933, les Surréalistes régissent aussi à l’affadissement des représentations, au fait qu’elles se sont fondues dans le décor : ils trouvent des moyens de les détourner en leur redonnant ainsi une valeur symbolique et politique qu’elles pouvaient avoir perdue. Ces gestes artistiques, parfois subversifs, contribuent à dynamiser quelque peu la production et a postérité de cette statuaire politique, toutefois ils sont bien marginaux par rapport à la production officielle, et comme on l’a vu à plusieurs reprises, peu privilégiés par elle.

Anne

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Bustes et statues sous la troisième république (1880 - 1940) Empty Re: Bustes et statues sous la troisième république (1880 - 1940)

Message  Anne Lun 19 Jan - 1:30

b. Les limites de la prolifération de la statuaire à l’échelle locale

La diffusion de la figure de Marianne dans toute les communes, les villes de Province, est symptomatique d’un mouvement qui se fait seulement très progressivement, et surtout de manière inégale.
Inégalité, d’abord, dans le mode de représentation, que souligne Agulhon, entre le buste et la statue publique. Les communes, note-t-il, sont en règle générale plus disposées à commander un buste pour leur mairie qu’à investir dans une statue pour la place du village. Cela est bien sûr en premier lieu significatif des limites proprement financières de la prolifération des statues : on a vu que le problème du financement se posait déjà pour les bustes de mairie, et c’est d’autant plus vrai pour le monument. Les sculptures sont coûteuses et sont souvent financées par des souscriptions, afin d’y associer un grand nombre de participants ; elles dépendent donc en grande partie de la motivation des municipalités et de leurs habitants à s’investir pour leur achat (par exemple, certains comités organisent des concerts et des représentations pour rassembler des fonds ; il peut aussi s’agir de l’initiative de mécènes privés ou d’associations). Ainsi, si environ 440 monuments à la gloire de la République sont édifiés entre 1870 et 1940, on a parfois du mal à distinguer la véritable statuaire du « mobilier urbain politisé » : certaines communes érigent une véritable allégorie en pied, par exemple la commune de Marseillan, la première à inaugurer sa République le 1er novembre 1878 (la statue est d’ailleurs symboliquement placée à la place d’une croix de mission), ou celle de Torpes, dans le Doubs, qui installe sa « République aux droits de l’homme » sur une fontaine. D’autres, en revanche, se contentent de boulonner un buste de Marianne sur la fontaine de la place ou sur une colonne, par exemple celles de Bolandoz dans le Doubs ou de Toulouges dans les Pyrénées-Orientales (où le monument tourne malgré tout résolument le dos à l’église).
Mais surtout, il y a un déséquilibre notable dans la répartition régionale des Mariannes : il semblerait que la ferveur ne fisse pas tout à fait l’unanimité nationale. La géographie est d’ailleurs assez curieuse, puisque la plus forte concentration de statues de Marianne en place publique est comprise dans l’aire de la France qui, en 1900, votait à gauche, mais ne se confond pas non plus elle, pas plus qu’avec l’aire culturelle occitane : elle se situe surtout sur le pourtour de la Méditerranée (on en compte une cinquantaine dans des départements tels que l’Hérault, l’Aude, ainsi qu’une vingtaine dans le Var). Les statues sont aussi sporadiquement présentes en Dauphiné, en Auvergne, en Franche-Comté, dans les zones industrielles autour de Paris et Rouen, mais le phénomène est quasiment inexistant ailleurs. On voit donc que la sculpture publique de Marianne ne suscite pas le même enthousiasme que le buste ou le monument commémoratif, et que sa présence caractérise en général les régions les plus orientées vers le radicalisme à la fin du XIXé siècle.

c. La statuaire républicaine et ses opposants : l’occasion d’une contestation

De par la ferveur même qu’elle suscite, parfois exagérément mystique, la politique de l’image républicaine est aussi la cible idéale de ceux qui contestent le régime. Le fait est que ce mouvement, à l’origine démocratique et plutôt de gauche, intéresse progressivement toutes les tendances politiques, d’où les luttes idéologiques et les rivalités autour des monuments et des statues. La statuaire offre donc la possibilité d’une critique : on peut citer les cas où le choix d’ériger un monument à un certain homme suscite des réactions qui révèlent tout l’enjeu politique de l’opération, et surtout des rivalités pour le contrôle de l’espace public. Par exemple, à Tréguier, Emile Combes inaugure en 1903 la statue d’Ernest Renan (par Jean Boucher), érigée su la place de la cathédrale, au nez et à la barbe de la statue d’un saint particulièrement important pour le catholicisme breton (Yves Helory) : le choix de ce personnage et de son emplacement, qui n’est pas sans rapport avec le retour du Bloc des gauches anticlérical au pouvoir, provoque une réactions des autorités ecclésiastiques de Tréguier qui dressent une calvaire de Protestation, un an plus tard, à l’entrée du jardin public.
De même, les bustes de Marianne provoquent volontiers une contre-attaque de la Réaction locale : ainsi la presse provençale royaliste raille-t-elle allégrement la Marianne d’Arles et le comportement pseudo-religieux à son égard. A propos de cette anecdote, Maurice Agulhon parle de « bustes encore chauds des premières batailles politiques ».
Enfin, si l’inauguration des monuments publics (sur lequel nous n’avons pas trop insisté pour l’instant) constitue un « événement républicain », qui est l’occasion de véritables fêtes civiques, et que des « rites » républicains peuvent se constituer autour de la statuaire (dans le Midi rouge, par exemple, les cortèges d’enterrement s’arrêtent au passage devant la statue locale, de même les cérémonies laïques telles que le « baptême républicain » se font généralement dans la mairie, en présence du buste de Marianne, qui sert alors de substitut d’autel, dans une intention qui oscille peut-être entre le mysticisme et la provocation), elle est aussi l’occasion de manifestations de l’opposition, que ce soient des réactions contre le régime lui-même, ou la marque de tensions entre les tenants de la République eux-même, symptôme fâcheux des fissures qui mettent à mal l’Unité Républicaine prônée par ces mêmes statues. Par exemple, en 1883, Jules Grévy n’assiste délibérément pas à l’inauguration de la République des frères Morice sur la place du même nom à Paris, car elle représente selon lui une République trop radicale, trop à gauche. Sous le gouvernement de défense Nationale de Waldeck-Rousseau, certes, la tendance générale va dans le sens d’un consensus, d’une réunification de la Nation autour de la protection des idéaux républicains : c’est bien le sens donné à l’inauguration du triomphe de la République de Dalou, en 1899 (place de la Nation), qui donne lieu à une grande cérémonie. Malgré tout, cette grande fête ne fait pas non plus l’unanimité, malgré son déroulement exemplaire et l’enthousiasme qu’elle suscite. Les réticences se manifestent dans les publications de l’opposition, en particulier de la part des plus fervents antidreyfusards, comme en témoigne notamment le récit qu’en fait Charles Péguy dans le journal La Petite République : « La République triomphante, levée sur sa boule, s’isolait très bien de ses serviteurs et de ses servantes. Nous l’acclamions, nous la voyions seul et haute, et nous passions au pas accéléré, car il fallait que le fleuve de peuple coulât. ».
L’enthousiasme général, lors de ce type de cérémonies, devient même beaucoup plus mitigé, au début du XXé siècle, lorsque le gouvernement mène des politiques qui elles-mêmes ne font pas l’unanimité (notamment avec la montée et l’affirmation au pouvoir des radicaux, et dans le cadres des plus houleux débats de l’époque, en particulier celui sur la politique de laïcité). Ainsi, lors de l’inauguration de l’effigie de Jules Ferry en 1910 au jardin des Tuileries (qui est lourde de significations, d’autant plus qu’elle vient juste après la Séparation de l’Eglise et de l’Etat de 1905, et l’expulsion des congrégations après 1904 ; elle peut dès lors être considérée par les partisans de l’Eglise comme une forme de provocation anticléricale), Aristide Briand est souffleté par un jeune nationaliste impétueux.

Conclusion

On voit donc que si la République a pu produire, et installer dans le paysage public, grâce à la statuaire, une image d’elle suffisamment abstraite, symbolique, et consensuelle, pour la normaliser, en quelque sorte, jusqu’à ce que la présence de ses effigies ne choque plus personne. Malgré tout, on observe, dès lors que le consensus se brise (que ce soit à l’échelle nationale ou à l’échelle de simples communes), que le pouvoir fédérateur de la statuaire républicaine se trouve limité, et que la réponse de cette dernière, loin de conserver ses accents militants, est plutôt de rechercher la convention ; tout se passe comme si la production officielle cherchait absolument à rester le plus petit dénominateur commun des diverses opinions, au risque de s’affadir, de se banaliser, de choisir l’indifférence plutôt que le danger de créer des polémiques.
On peut alors, pour terminer, s’interroger sur le déclin de la statuomanie républicaine, sur l’effacement de la représentation du politique proprement dite au cours du XXé siècle. D’un côté, la culture de masse, l’arrivée des médias modernes, l’essor du spectacle, ont sans doute contribué à rendre désuet ce mode de représentation ancestral du politique. Pourtant la sculpture a duré à travers le monument au mort. La statue de Jules Ferry aux Tuileries inaugurée le 14 juillet 1939 aux Tuileries est l’une des seules représentations proprement républicaines, proprement politiques, de cette période de la Troisième République, en comparaison des multiples statues commémoratives de la guerre qui sont dressées dans des nombreuses villes.
Cette propension à la statue, qui caractérise donc si bien la Troisième République, est peut-être intimement liée à un besoin, dans les temps de son installation, d’affirmer son identité en images, partout en France. Ce besoin de représentation expliquerait alors pourquoi la nature des monuments édifiés change peu à peu avec le tournant de la 1ère guerre mondiale : la République est alors face à une autre nécessité, celle de se justifier devant ses citoyens du pire sacrifice qu’elle peut exiger d’eux. En même temps qu’un hommage, il s’agit bien aussi de célébrer l’ultime vertu civique, à savoir mourir pour la Patrie. On peut dire à cet égard, que la représentation que la République donne d’elle à travers ceux qui l’ont défendue est bien plus à l’ordre du jour que la figure de Marianne, qui renvoie à une abstraction bien éloignée de la réalité de la Grande Guerre.

Finalement, la sculpture publique sous la IIIé République semble donc bien répondre aux besoins d’une forme de propagande, et avoir eu à ce dessein une certaine efficacité. En témoignent les nombreuses destructions de sculptures sous le régime de Vichy, qui dénotent bien de la volonté du nouveau d’effacer les traces gênantes, encombrantes, du précédent. Vincent Duclert considère ces destructions comme une « preuve a contrario que celle-ci avait rempli sa mission d’ordonnance du paysage national ».




Bibliographie

- Dictionnaire critique de la République, article « Bustes et statues » par Vincent Duclert
- Maurice Agulhon, Marianne au pouvoir, Flammarion, 1989
- Agulhon et Pierre Bonte, Marianne, les visages de la République, Gallimard, 1992
Ségolène Le Men et Aline Magnien, La statuaire publique au XIXé siècle, Editions du patrimoine, 2005.

Anne

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Bustes et statues sous la troisième république (1880 - 1940) Empty Re: Bustes et statues sous la troisième république (1880 - 1940)

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