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Les syndicats en France de 1906 à 1958

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Message  Alexandre B. Jeu 22 Jan - 19:01

Voici ma fiche à tout hasard. Veuillez d'avance excuser son caractère compact, les phrases peu lisibles (ou intelligibles), les généralités qui l'émaillent, et surtout les inévitables coquilles qui ont dû s'y glisser comme les tiques dans le pelage soyeux d'un labrador musclé.

***




Les syndicats en France de 1906 à 1958


Introduction

Le syndicat, tout en étant une structure moderne et caractéristique de la civilisation industrielle et postindustrielle, repose sur une idée qui semble intemporelle, ou du moins consubstantielle à une société administrée dans une volonté de gestion globale. Le sens le plus général du mot est d’ailleurs ainsi formulé dans le Petit Robert : « Association qui a pour objet la défense d’intérêts communs. » Cette dénotation se spécifie ensuite pour s’appliquer principalement à la sphère professionnelle, et plus spécifiquement pour désigner un groupement de salariés. C’est cette signification précise que l’on donne le plus généralement au terme, au détriment des syndicats patronaux ou des autres formes associatives que l’on regroupe sous cette étiquette (syndicats étudiants, agricoles, d’initiative…). Dans l’Athènes antique, le sundikos est celui qui prend la défense de l’accusé au cours d’un procès : l’idée de faire régner la justice dans la Cité y est inscrite de manière séminale, et la volonté impliquée d’assurer dans ce dessein le contact entre l’individu et la collectivité – mission démocratique s’il en est – est d’autant plus transparente que le même mot grec est un adjectif désignant ce « qui appartient en commun ». Comment le pays qui avait proscrit à l’occasion de sa grande Révolution libératrice les corporations, le compagnonnage et les grèves (loi Le Chapelier, 17 juin 1791) en est venu à développer une véritable culture syndicale, comprenant des syndicats professionnels souvent organisés par branche d’activité ou par région et regroupés en fédération au plan national, c’est ce qui nous intéresse ici, non pas tant dans la préhistoire du syndicalisme que dans ce que l’on pourrait appeler son âge de gloire en France, de la Charte d’Amiens en 1906 à l’avènement de la Ve République.
Les syndicats sont la manifestation d’une légitimité conquise par la classe ouvrière au sein d’une société. Aussi n’est-on pas étonné de constater que leur émergence a été bien plus difficile en France que dans des pays où la Révolution industrielle a commencé plus tôt et a plus tôt porté ses fruits. Ainsi, le Royaume-Uni, pays entré plus tôt dans l’ère industrielle – et libérale –, et qui sera aussi le berceau de la Première Internationale en 1864, voit la proclamation du droit d’association au bénéfice des travailleurs dès 1825-1826.
C’est une époque où le syndicalisme se théorise, s’explore, se construit dans les idéologies, par exemple sous l’influence du marxisme. En France, la seconde partie du XIXe siècle voit les premiers progrès affleurer. Napoléon III mène, durant la partie libérale de son règne notamment, une politique qui se veut sociale, et la loi Ollivier du 25 mai 1864 abroge partiellement la loi Le Chapelier, en abolissant le délit de coalition. Enfin, le 21 mars 1884, la loi Waldeck-Rousseau légalise les syndicats, non sans fixer cependant des règles précises à leur création et leur organisation, et réserver à la justice publique le droit de les dissoudre en cas de violation de cette loi : plus qu’accorder une liberté révolutionnaire, c’est légaliser un état de fait pour mieux le contrôler (il y a alors plus de cinq cents chambres syndicales en France). Dès 1886 est créée la Fédération nationale des syndicats, d’inspiration guesdiste : marque d’une volonté d’unification, dans une optique réformiste, mais peu féconde. À sa politique s’oppose celle de la Fédération nationale des bourses du travail, fondée en 1892, d’inspiration anarchiste, qui ne rallie cependant pas les foules non plus.
Tous les éléments nécessaires à une culture syndicale sont peu à peu réunis. Ainsi, ce siècle qui avait de toutes ses forces cherché à « terminer la Révolution » (F. Furet) est comme couronné par la Fusillade de Fourmies (1891) qui offre ses premiers martyrs à la cause ouvrière, et baptise dans le sang la célébration devenue rituelle du 1er mai, jour des revendications. Les deux dernières décennies du XIXe siècle constituent en cela une forme de préhistoire, d’âge mythologique du syndicalisme ; c’est à ce moment-là que les ouvriers français sont victimes, selon les termes de G. Noiriel, d’un « désenchantement par rapport au paternalisme » : on assiste à une « prise de conscience critique de la part des ouvriers ». Une fois que la solidarité de classe a remplacé dans les mentalités la fidélité envers le patron, qui n’est plus qu’un employeur qui doit à l’employé les heures que celui-ci passe dans son usine, le développement du syndicalisme semble naturel, mais sa forme première, foisonnante, le prive d’une véritable autonomie, et les revendications ouvrières présentent de ce fait un visage disparate. Cette lente constitution de la culture syndicale, que nous avons succinctement résumée, implique, nous le voyons, des réalités diverses et complexes, et il n’en va pas autrement de l’âge syndical qui débute en 1906, et qui sera notre objet ; c’est pourquoi nous en traiterons en évoquant successivement ses différentes étapes dans un ordre chronologique.


I. 1906, l’année magique du syndicalisme, et ses conséquences

A. Courrières et la culture de la grève

L’entrée de la France dans l’ère syndicale est donc un bouleversement qui, comme tous les bouleversements, s’est graduellement et silencieusement préparé, mais qui a nécessité un élément déclencheur pour prendre effet. Ce que l’on nomme « la catastrophe de Courrières » en a tenu lieu. L’incident se produit le 10 mars 1906 dans une mine près de Lens, exploitée par la Compagnie des mines de Courrières, et consistant en un complexe incluant plusieurs fosses : un « coup de poussier » (explosion due à l’inflammation de particules de carbone présentes dans l’air) particulièrement dévastateur est à l’origine du décès de 1 099 mineurs, selon les chiffres officiels, qu’il faut sans doute revoir à la hausse. Ce qui provoque l’émoi général, ce n’est toutefois pas tant l’ampleur du désastre que la responsabilité supposée de la Compagnie : trois jours plus tôt, un feu avait été découvert dans une veine de l’une des fosses ; on avait alors fait édifier des murs pour l’étouffer, mais sans interrompre le travail pour autant. On a donc tôt fait d’accuser la Compagnie d’avoir cherché la rentabilité à tout prix au détriment de la sécurité des mineurs, d’autant plus que les familles de ceux-ci sont très mal prises en charge, dans le processus de reconnaissance des corps notamment. Se produit alors ce que l’on pourrait qualifier de « coup de poussier psychologique ». Le 13 mars, aux obsèques des premières victimes, le directeur de la Compagnie se voit huer et traiter d’assassin par une foule qui appelle à la grève ; de fait, trois jours plus tard, 40 000 mineurs ont cessé le travail dans les mines voisines, et le travail de relai effectué par les syndicats des différents bassins miniers français donne au phénomène une dimension nationale. La tension est d’autant plus grande que les dissensions entre les syndicats – réformistes ou révolutionnaires – provoquent des frictions. En avril, on compte 200 000 grévistes, et ce dans les secteurs les plus variés, du bâtiment à la métallurgie, en passant par le livre et l’ameublement.
Une tradition répressive importante s’est transmise de gouvernement en gouvernement depuis la Révolution française, et l’on porte encore le souvenir douloureux de 1831-1834, 1848 et 1871. C’est une constante dont les hommes politiques jouent aujourd’hui encore : les Français n’osent plus attendre des solutions réformistes immédiates, et c’est la « culture de l’insurrection » (P. Rosanvallon) qui en découle qui a donné naissance au syndicalisme révolutionnaire. Il nous faut voir ici la coïncidence particulièrement efficace de cette tendance naturelle avec une indignation ponctuelle. Cette mobilisation historique appelle une réaction qui soit à sa mesure, et que ne manque pas d’apporter le ministre de l’Intérieur Georges Clemenceau qui perpétue par là même cette tradition symétrique : les grèves sont massivement réprimées par l’envoi de l’armée. Le ministre ressent le besoin de démonstrations de force à l’approche du 1er mai, qui est l’occasion de revendications de plus en plus farouches : la conjoncture de 1906 fait craindre la guerre civile. Clemenceau redoute la Confédération générale du travail (CGT) qui, dans sa onzième année d’existence, centralise les velléités des syndicats à tendance majoritairement révolutionnaire, et deuxième deux ans déjà prévoit de marquer un coup cette année précise : il fait opérer des perquisitions à son siège, et arrêter son secrétaire général. La grève générale a bien lieu, et de nombreuses manifestations sont réprimées en province : la demande explicite est, sur le plan social, une demande de prise en compte du monde ouvrier et, sur le plan pragmatique, le passage aux journées de huit heures. Malgré l’importante mobilisation, la CGT n’atteint pas ses objectifs. Clemenceau, en revanche, bâtit sa réputation de « briseur de grèves », qu’il réprime dans le sang, se brouillant par là même avec ses attaches socialistes, Jaurès notamment ; il en usera de même l’année suivante en réprimant la révolte des vignerons du Languedoc, et dans bien des cas ultérieurs où l’on verra les troupes charger sur les manifestants.

B. La Charte d’Amiens comme point de départ : unité et dissensions

Quoique restée sur un échec, la CGT a pris conscience de sa capacité à déclencher une vague de grève à l’échelle nationale. Le bilan n’est pas évident à dresser lorsqu’elle se réunit en son neuvième congrès, à Amiens, en octobre 1906 : 1 040 organisations sont représentées. La plupart de ses dirigeants sont issus de l’anarchisme, et charrient les idéaux de celui-ci : le syndicat est alors conçu comme l’instrument de la transformation sociale qui permettra à la fois d’abolir les organes corrompus que sont toujours les partis – et, à terme, l’État lui-même – et d’éviter les exactions de la « propagande par le fait » : on ne veut pas imiter l’exemple de l’Allemagne, pays rapidement industrialisé et rapidement syndiqué, mais où le SFIO et GGD (Generalkommission der Gewerkschaften Deutschlands) marchent dos à dos : la CGT est rivale de la SFIO qui s’est constituée l’année précédente. Les événements du printemps 1906 lui ont donné la confiance nécessaire et la conviction qu’un tel combat, pur de compromissions politiciennes, est possible. On assiste à ce que P. Guillaume nomme « l’affirmation de l’autonomie du syndicalisme français face au politique ». Le syndicat est autonome, et capable de mener son idéal révolutionnaire à bien. Dans ce dessein, la CGT s’avère enfin capable de réaliser ce qui lui avait été jusque là impossible : se donner une doctrine, qui permettra l’unité des différents syndicats – dont l’absence en avait constitué la principale faiblesse jusqu’alors. Cette doctrine prend la forme d’un texte qui est en quelque sorte la fondation théorique du syndicalisme français, et qui sera plus tard baptisé la Charte d’Amiens ; il s’agit d’une motion rédigée par Victor Griffuelhes et Émile Pouget, ce dernier étant un ex-anarchiste virulent. De fait, l’orientation en est radicalement révolutionnaire, et c’est là le courant dominant dans le mouvement ouvrier français de ce début de siècle. Les ambitions en sont typiquement anarcho-syndicalistes : elles consistent en l’obtention « d’améliorations immédiates » (sic) et quotidiennes – à savoir la diminution du nombre d’heures de travail et l’augmentation des salaires – aussi bien que dans la lutte pour une transformation d’ensemble de la société. Il s’agit de concilier également la mouvance marxiste à laquelle on assimile les fidèles de Guesde et du réformisme, en arguant de la pleine réalisation des ouvriers comme classe à travers le syndicat qui en est l’émanation pure, contre la volonté marxiste de soumission du syndicat au parti. Mais la figure tutélaire est explicitement Pelloutier, et ce sont les Bourses du travail – qu’il réunissait dans la commune solidarité de la Fédération des Bourses du travail jusqu’à sa mort prématurée en 1901 – qui sont les bases à partir desquelles se déploiera l’ordre social nouveau : on y trouve des caisses de solidarité, de maladie, des bureaux de placement, des bibliothèques proposant les ouvrages des grands auteurs anarchistes, on y dispense des cours du soir.
Clemenceau est conscient de la bipolarité (guesdiste/révolutionnaire) de la CGT et cherche à l’exploiter : dès sa nomination au poste de président du Conseil en octobre 1906, il met en place un ministère du Travail, institution inédite qui ravit les réformistes. Se méfiant de la forme syndicale, il accorde aux employés le droit de s’associer, mais non celui de se syndiquer. C’est visiblement la tendance révolutionnaire qu’il s’évertue à limiter par tous les moyens possibles. L’inimitié est réciproque, et les anarcho-syndicalistes guettent le premier indice de la fourberie que constitue supposément cette concession sociale ; ils la trouvent dans la décision du ministère d’appliquer par paliers la loi votée en juillet sur le repos hebdomadaire : ce ministère aurait donc pour seul but d’endormir les syndicats et de retarder l’application des lois jusqu’à le geler entièrement. La division interne de la CGT n’est que trop visible. En atteste de nouveau le Congrès d’Amsterdam qui se tient en août 1907, et qui envisage notamment, en vertu de son orientation majoritaire, le rapprochement de la CGT et de plusieurs organisations anarchistes, qui pourrait avoir pour conséquence sa radiation du marxiste Secrétariat syndical international (SSI, fondé en 1901) et la sécession de la composante réformiste. Le Congrès est notamment l’occasion d’une controverse célèbre entre Pierre Monatte qui identifie entièrement l’avenir de l’anarchisme au syndicalisme, et Malatesta, qui ne voit dans celui-ci qu’un moyen de recrutement sur lequel il ne faut pas miser ; l’anarchisme se met d’accord sur ses objectifs, et la discussion porte sur les moyens. Mais un mouvement dont les objectifs mêmes sont aussi vaguement définis que ceux du syndicalisme au niveau national a-t-il une vraie assise, et fournira-t-il des résultats ?
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Message  Alexandre B. Jeu 22 Jan - 19:02

C. De la politique à la guerre : monopole de la CGT ?

Les années 1906 à 1909 constituent « l’apogée du syndicalisme révolutionnaire » (M. Dreyfus), apogée qui sera suivie d’un déclin presque aussi rapide que son baptême sanglant avait été fulgurant. En 1908, à l’occasion d’arrêts de travail de cheminots et de terrassiers, à Draveil et Villeneuve-Saint-Georges en région parisienne, la confrontation des forces de l’ordre et des grévistes aboutit à deux morts du côté des manifestants. La CGT appelle à la grève générale dans le bâtiment. Sept morts supplémentaires à Villeneuve-Saint-Georges. Clemenceau, toujours soucieux de détruire le syndicalisme de l’intérieur, utilise un agent provocateur, Luc Métivier, pour exciter les deux parties à la violence dans les échauffourées ; l’ensemble de la direction de la CGT est arrêté à partir de l’été 1908. À deux reprises – en janvier 1907 et en avril 1908 –, on ferme la Bourse du travail de Paris. Cet état de crise est en quelque sorte la marque de la vitalité du syndicalisme révolutionnaire. La grève des électriciens, protestant contre les refus réitérés du Conseil municipal de les intégrer au personnel municipal, entraine le 8 mars 1907 des coupures de courant qui plongent pour la première fois Paris dans le noir, ce qui n’est pas sans frapper les esprits. Jaurès défend le droit de grève devant la Chambre, et permet d’éviter l’envoi de la troupe auquel s’apprêtait Clemenceau. Les électriciens obtiennent la réalisation de leurs revendications, et le secrétaire de leur syndicat, Émile Pataud, devient un meneur de grèves puissant, surnommé par la presse « le Roi de l’ombre ». Il publie même avec Pouget un roman d’anticipation exposant l’utopie des syndicalistes révolutionnaires, Comment nous ferons la révolution. Pataud, de plus en plus extrême, rompt avec la CGT qu’il trouve trop tiède, fonde son propre syndicat, dont une grève en 1910 est un échec cuisant. En plus de refléter la déliquescence de la doctrine révolutionnaire après son heure de gloire, cette chute icarienne montre que la puissance syndicale se trouve dans la CGT, et nulle part ailleurs en France. La rencontre de ces deux états de faits a pour conséquence évidente une modération progressive de la CGT elle-même : son action est de plus en plus contestée de manière interne lorsque son combat acharné contre la loi sur les Retraites et paysannes votée en 1910 (première réforme importante de l’État en vue de la mise en place d’une protection sociale) confirme le caractère maladif de sa paranoïa touchant tout ce qui vient de l’État. Les arrestations effectuées par Clemenceau décapitent assez largement la direction anarcho-syndicaliste ; Niel, soutenu par les réformistes, est élu secrétaire général en 1909 – ce que Monatte attribue à « la main de Briand » – et renoue avec le SSI (cf. supra). Il est rapidement mis à bas, et l’on nomme Léon Jouhaux, qui apparaît comme un modéré qui a su ne pas prendre fermement parti dans la lutte intestine entre réformistes et révolutionnaires, même s’il appartient plutôt à la dernière tendance ; il restera en fonctions jusqu’en 1947. La « désanarchisation » est dès lors progressive, et rendue nécessaire par la syndicalisation de nouvelles franges socioprofessionnelles, notamment les employés et ouvriers du service public non fonctionnarisés, en particulier les gaziers et les électriciens ; l’action directe semble de moins en moins appropriée, et les nouveaux dirigeants sont de plus en plus des membres ou proches de la SFIO, qui, contrairement à la CGT, n’avait jamais caché son intérêt pour un rapprochement ; Jaurès ne manque pas de souligner le recoupement de leurs idéaux respectifs dont témoigne la Charte d’Amiens. De fait, l’année 1913 voit se dérouler la première action commune CGT/SFIO contre la menace de guerre qui se profile : car le pacifisme est bien pour eux une valeur commune. Notons aussi que la SFIO, qui vient de remporter une victoire aux élections législatives, devient une alliée intéressante. Par ailleurs, le SSI devient la Fédération syndicale internationale (FSI), dont Jouhaux est un des vice-présidents. Par la bouche de Jouhaux, la CGT rallie l’Union sacrée le 4 août 1914. La guerre est, sur tous les plans, une situation d’exception, et les syndicats continuent leur œuvre pacifique, quoique sans ses acteurs habituels. « Pendant la guerre, les femmes font tout autant grève que les hommes, voire plus en certaines années comme en 1917 », souligne J.-L. Robert, qui rappelle la grève des midinettes – qui se mettent en grève le 11 mai 1917 pour la semaine anglaise et entrent suite à des négociations avec les syndicats à la bourse du travail – et celle des métallos – qui en mai 1918 protestent contre l’envoi au front des jeunes ouvriers et le rythme infernal de travail qui leur est imposé au nom de la mobilisation industrielle. Ce ne sont que deux exemples, et les années de guerre voient se multiplier les grèves reposant notamment sur le ras-le-bol national et le désarroi devant la hausse générale des prix.

II. Les nouvelles mouvances syndicalistes de l’Entre-deux-guerres

A. La Grande flambée syndicale

Les syndicats qui ne se sont pas laissés mettre en sommeil pendant la guerre – et qui ont même augmenté le nombre de leurs adhérents à partir de 1916, et vécu un sursaut d’enthousiasme à l’occasion des révolutions russes de 1917 – se donnent un rôle essentiel dès la fin du conflit. Le retour des soldats provoque un afflux de main-d’œuvre qu’on attend avec anxiété : la situation économique lamentable va-t-elle être doublée d’une vague historique de chômage ? La CGT et la SFIO qui est devenue l’agent nécessaire de son action politique savent exploiter la situation, et proposent comme solution la réduction du temps de travail. Clemenceau (de retour à la tête du gouvernement depuis 1917) est paradoxalement celui qui acceptera l’idée et fera enfin voter le 13 avril 1919 la loi instituant la journée de huit heures, après avoir combattu cette revendication toute sa vie durant, cette même revendication qui avait été l’objet de temps de grèves réprimées dans le sang, à partir de la répression originelle de Fourmies. Malgré cette victoire, le monde syndical se cherche encore : phénomène jusqu’ici principalement parisien et septentrional, il doit peu à peu gagner les zones moins urbanisées et industrialisées (et syndiquées) que sont le Massif Central, les Alpes et le Sud-Ouest. Il y a là tout un « public » à conquérir, mais la CGT en est-elle bien capable ? La « grande lueur à l’Est » (J. Romains) est un nouveau facteur de dissensions. Les grèves des années 1920 rendent de plus en plus handicapant l’écartèlement entre des ouvriers grisés par la perspective de résultats rapides, voire de révolution ouvrière mondiale, et une direction de plus en plus politicienne, qu’on accuse d’être « vendue », mais qui souffre aussi de divergences, sur la politique des grèves, les alliances, l’éventuel rapprochement avec l’idéal soviétique, qui ne saurait remporter l’adhésion générale des foules. Comment faire l’unanimité quand les effectifs dépassent le million, c’est-à-dire le double de ce qu’il en était dix ans apparemment, mais la moitié du chiffre de 1920 ? Ainsi, la multiplication des syndicats qui se regroupent en fédérations de plus en plus nombreuses laisse les travailleurs sur leur faim, voire leurs « désillusions » : malgré les résultats de certaines négociations, « l’agitation reste endémique » (M. Dreyfus). Le 2 novembre 1919, 321 syndicats se réunissent autour d’un texte préexistant : l’encyclique Rerum novarum de 1891, qui est la formalisation de la doctrine sociale de l’Église et qui dénonce notamment la montée du socialisme. C’est la naissance de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), qui outre la capacité à rallier une partie de la population plus traditionnaliste que révolutionnaire, a l’avantage de capter les déçus de la « collaboration » avec la SFIO et proposer un contrepoids à la « menace » communiste. Il semble dès lors que les rêves d’unité syndicale soient à jamais condamnés, la division en factions rivales apparaissant comme une fatalité, opposée à l’utopie internationaliste de l’avant-guerre. Au plus mauvais moment, la CGT essuie son plus grand échec : celui de la grève générale avortée de mai 1920 : ses forces sont trop vite gaspillées, le président Millerand refuse de négocier, les compagnies savent désormais parer à la défection de la main-d’œuvre. Le patronat n’hésite pas à sanctionner ce flop syndical historique et licencie massivement ; a menace de la dissolution plane. À l’éclatement de la SFIO au congrès de Tours (décembre 1920) répond la scission de la CGT au congrès de Lille (juin 1921) : la tension qui la travaillait depuis son origine a raison de la Confédération, qui se divise en une CGT, tronc amputé dirigé par Jouhaux et qui demeure proche des socialistes, et une CGT unifiée (CGTU) qui regroupe les communistes, mais aussi les anarcho-syndicalistes. Par ailleurs, l’Internationale communiste crée en juillet 1921 l’Internationale syndicale rouge (ISR) destinée à combattre le syndicalisme réformiste pratiqué par les membres de la FSI (dont la CGT), au profit d’un retour au syndicalisme révolutionnaire. La CGTU rallie l’ISR dès l’année suivante.

B. Le nouveau syndicalisme dans le creux de la vague

Jusqu’au début des années 1920, le syndicalisme français était en quelque sorte réductible à l’activité de la CGT : ce sont les tensions internes de celle-ci qui nous en permettaient l’étude, et son existence même témoignait d’un élan unitaire générale des syndicats, permettant la cohérence et l’efficacité de factions qui ne communiquaient pas entre eux et qui ne pouvaient espérer jouer individuellement un rôle au niveau national. Cette ambition a tant bien que mal été conciliée quinze années durant avec des antagonismes doctrinaux internes majeurs, mais l’éclatement semblait inévitable. Après la scission, la CGT ne saurait plus être la même : après avoir franchi la barre des 2,4 millions d’adhérents en 1920, elle n’en compte plus que 370 000. Et son activité ne peut plus être celle, hégémonique, d’orchestrer les mouvements syndicaux de la France entière, mais se construit parallèlement et sur certains plans en concurrence avec d’autres confédérations. Est-ce là un retour en arrière, une espèce d’archaïsme syndical porté à l’échelle nationale, ou au contraire un progrès décisif indiquant le passage à un certain syndicalisme mûr et libéral ? Il semblerait surtout que les syndicats soient alors dans une période de transition. Que leur répression vigoureuse par le Bloc national ait suffit à leur faire garder leurs distances pendant un moment, ou que l’air du temps ne soit plus – par épuisement et par dépit – aux fièvres sociales collectives, ils connaissent globalement une décennie passablement léthargique : P. Guillaume parle de « fléchissement du mouvement ouvrier dans les années vingt ». Les effectifs chutent, nous l’avons vu, très sensiblement, et il n’y aura pas d’inversion significative de ce fléchissement avant le Front populaire. Si nous parlons de période de transition, c’est aussi parce qu’il s’agit d’une période d’interrogation sur l’identité même du syndicalisme et les enjeux de la lutte syndicale. Ainsi, la question de l’affiliation à l’ISR est un débat interne important pour la CGTU, de même le rapprochement avec le PC, que Monatte a rejoint en 1923. De ce fait, la présence communiste se fait bientôt sentir au sein de la CGTU, notamment par la mise en place de « Commissions syndicales de contrôle » qui interviennent de plus en plus directement dans sa vie interne, et l’orientent vers des luttes plus politiques que syndicales, par exemple l’engagement contre l’occupation de la Ruhr – orientation qui n’est pas pour plaire aux anarcho-syndicalistes et même aux syndicalistes purs qui présentent une motion de défiance envers les factions communiste, et l’on redoute déjà une nouvelle scission. Un vote interne qui abonde en faveur de l’orientation précédemment décidée conduit les anarcho-syndicalistes à la résignation. Très vite, l’adhésion à l’ISR ne comprend plus les « réserves » qu’on y avait dans un premier temps officiellement apportées, et l’influence de l’ISR et du PC sur la CGTU ne fait dès lors qu’augmenter, de sorte qu’en 1930, la politique de la Confédération se superpose entièrement à celle du Parti. La Charte d’Amiens est certes souvent invoquée comme pierre de touche du syndicalisme, mais la volonté d’indépendance qu’elle préconisait a vécu : « c’est toute une phase de l’histoire du syndicalisme français qui s’achève en 1922-1923 » (M. Dreyfus). La grève comme moyen d’action n’est plus à l’ordre du jour, la grève générale encore moins : la négociation est privilégiée par la CGT, qui s’efforce de siéger dans les divers organismes consultatifs concernant le monde du travail, et qui reprend paisiblement son expansion par l’absorption d’ensembles plus petits, telle la Fédération des fonctionnaires. Le salut pour les syndicalistes révolutionnaires ne se trouve plus dans les différentes confédérations, auxquels les plus farouches chercheront à échapper. Ainsi, en 1926, certains syndicats, dont le Syndicat unique du Bâtiment du Rhône, hasardent une nouvelle organisation, la Confédération générale du travail syndicaliste révolutionnaire (CGTSR) dont l’influence restera marginale. Il en va de même de l’influence de ceux qui ont voulu recréer l’unité syndicale, par exemple Pierre Monatte, avec sa Ligue syndicaliste et sa revue La Révolution prolétarienne (1925) : ces initiatives ne porteront leurs fruits que quelques années plus tard.
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Les syndicats en France de 1906 à 1958 Empty Re: Les syndicats en France de 1906 à 1958

Message  Alexandre B. Jeu 22 Jan - 19:03

C. Les syndicats dans la crise des années 30

Ce qui rompt l’évolution sans surprise de la situation syndicale française est bien sûr la crise de 1929 qui, dès lors qu’elle touche la France, ne peut que bouleverser l’activité quotidienne des syndicats et même leurs visions au sens le plus idéologique. Ainsi, la CGT, qui en était venue à se donner un rôle de tacite contributrice à la reconstruction nationale, se découvre de nouveau une mission de réorganisation fondamentale de la société autour de ses principes : réunissant ses meilleurs analystes, elle propose son propre plan de relance de l’économie, mis en discussion en 1934, et que l’on tentera par la suite de populariser, notamment par la publication de la revue L’Atelier pour le plan (1935-1937). En plus du rôle national que veut jouer la Confédération, un défi nouveau apparaît pour les syndicats eux-mêmes : retrouver leur fonction locale de rassemblement d’individus dans une communauté d’idées, qui doit également être capable de se muer en groupe de négociation/action, visant tant l’amélioration du quotidien que l’édification d’une société plus propice. Or, les syndicats sont pour certaines de ces activités en concurrence directe avec diverses formes de lieux de sociabilité et de groupes d’action : les cafés, les bourses du travail (qui ont au fil des années perdu de leur importance), mais surtout celles qui cherchent elles aussi à exploiter le mécontentement et le désarroi généraux, à savoir les ligues d’extrême droite, qui sont une menace constante de par leur utilisation de la violence et leur volonté de renverser le régime parlementaire : les événements du 6 février 1934 en sont une expression paroxystique. Ces événements sont d’ailleurs l’occasion d’un rapprochement que l’on ne savait comment mettre en branle entre la CGT et la CGTU, qui défilent ensemble à l’occasion de la grève générale qu’elles proclament le 12 février. Des tentatives avaient été esquissées dans le sens de ce rapprochement, notamment le Comité des 22 qui, réunissant en novembre 1930 sept militants de la CGT, huit de la CGTU, et sept autonomes, visait la réédification de l’unité syndicale à partir de la Charte d’Amiens – sans succès aucun, notamment en raison du vote la même année par l’État des assurances sociales, grand projet de la CGT, trop mutualiste aux yeux de la CGTU. La grève du 12 février, en revanche, est un grand succès. Elle est suivie de deux années de pourparlers en vue de l’unification des deux confédérations, pourparlers qui aboutissent en mars 1936, au congrès de Toulouse, à l’occasion duquel elles retrouvent leur unité, se donner pour but dans leurs statuts « la suppression de l’exploitation capitaliste ». C’est un succès, qui arrive au bon moment de surcroît, puisqu’un an plus tard, la CGT pourra déjà compter 4 millions d’adhérents. Mais 1936 scelle aussi la victoire d’une autre alliance amorcée deux ans plus tôt : celle des socialistes et des communistes, ennemis depuis 1920, qui se sont présentés ensemble aux élections législatives sous le nom de Front populaire, avec succès (mai 1936) : leur programme, très ambitieux, doit permettre la relance de la consommation et de la croissance, tout en réduisant la semaine de travail sans réduire le salaire, entre autres mesures sociales qui avaient cruellement fait défaut précédemment. Cette victoire est célébrée par une vague de grèves touchant la France entière, plus spontanées qu’encadrées par les partis ou les syndicats. En revanche, le 7 juin, c’est bien la CGT et le patronat qui signent les accords de Matignon, qui accordent la hausse des salaires, la semaine de 40 heures et les congés payés. La « ruée syndicale » concomitante est responsable des effectifs spectaculaires que nous avons mentionnés. La CFTC passe pour sa part 150 000 à 415 000 adhérents. La loi du 24 juin 1936 tente pour sa part de favoriser l’unité du monde syndical, en limitant la possibilité de signer des conventions collectives (concernant tous les employés exerçant un métier) aux seules organisations syndicales les plus représentatives. Mais les désillusions sont rapides à venir : la grève générale lancée par la CGT contre le gouvernement Daladier en protestation contre les accords de Munich et les « décrets de misère » est un échec ; et la signature du Pacte germano-soviétique rend évidentes les oppositions qui n’avaient jamais disparu entre anciens de la CGT et anciens de la CGTU : de fait, les unitaires sont exclus, provoquant la « scission forcée » de la confédération. Le sentiment de trahison est fort, puisque Paris était depuis 1933 le centre névralgique du Komintern. Après la déclaration de guerre, de nombreux syndicats à direction communiste sont dissous.

III. Les syndicats sous l’Occupation et la IVe République

A. Vichy et la Charte du Travail

La CGT, quoique affaiblie, entrait avec fermeté dans la Seconde Guerre mondiale : réinvoquant en 1939 l’esprit d’union sacrée, elle appelle à la mobilisation des « forces organisées de l’économie au service de la patrie menacée ». Mais le climat des premiers mois de guerre amène avec lui « la division et la méfiance, puis l’hostilité et la haine entre les différentes tendances » (J.-P. Le Crom). Après la Débâcle, René Belin, l’ancien dauphin anti-communiste de Jouhaux, devient ministre du Travail de Pétain le 14 juillet 1940, poste qu’il occupera jusqu’en avril 1942. Une de ces premières décisions est la dissolution des confédérations ouvrières et patronales, le 9 novembre 1940. Cette trahison provoque bien sûr l’indignation, et dans les syndicats naissent les premiers groupes de réflexion critiquant la politique du nouveau gouvernement ; à partir du Comité d’études économiques et syndicales né de la CFTC se constitue d’ailleurs l’un des tout premiers mouvements de Résistance, Libération Nord.
Belin est aussi le principal rédacteur de la Charte du travail, promulguée le 26 octobre 1941, texte au parfum d’inachevé et de contradiction. À la volonté de casser toute forme de groupe de pression – et de lutte des classes – en instituant des associations professionnelles et des corporations créées dans des conditions très restrictives se superpose aux compromis entre les représentants de l’ex-CGT, le grand patronat et le ministère du Travail, visant à limiter les négociations à quelques délégués concluant les accords d’homme à homme, pour une plus grande transparence, et aussi un plus grand contrôle vichyssois. Le monde du travail est schématiquement divisé en vingt-neuf familles professionnelles, échelonnées du local au national : le premier degré est le syndicat, dont la mission se limite en gros à l’application des décisions corporatives, l’encadrement des salariés et l’enquête de terrain ; il ne reste plus rien de la mission sociale fondamentale confiée au syndicat par le Front populaire, des « droits syndicaux » ; il n’y a même plus de droit de grève. Les questions d’ordre social et les règlements spécifiques sont établis pour chaque profession par le Comité social qui lui correspond, comprenant des membres des syndicats, et des commissaires du gouvernement, dont ils sont chargés de distiller la doctrine : l’autonomie supposée de chaque profession dans ce système corporatiste est donc un leurre, que condamne d’ailleurs sévèrement La Vie ouvrière, revue des communistes ex-CGTU, qui prônent cependant l’infiltration des simili-syndicats, même s’ils ne croient pas dans ce système entièrement contrôlé par la bourgeoisie. Les syndicalistes chrétiens, quoique séduits par le songe corporatiste, s’opposent massivement à la Charte ; un texte engageant à la non-participation à la mise en place des syndicats unique est signé en juin 1943 par trente-quatre unions départementales (contre seize) et huit fédérations (contre trois). On constate aux reliquats de la CGT des positionnements plus divers : certains anciens proches de Jouhaux, mis de côté lors de l’écriture de la Charte, tantôt se rapprochent du gouvernement, tantôt entrent dans la Résistance. À Paris, autour de L’Atelier et du Centre syndicaliste de propagande, se constitue un influent mouvement collaborationniste néo-syndicaliste, animé par d’anciens responsables confédéraux, et recrutant d’anciens syndicalistes CGT : ce mouvement, qui se hérisse d’abord contre la Charte, prend sa défense après l’arrivée au pouvoir de Laval, censé apporter la véritable Révolution nationale. Le PPF de Doriot comporte des groupements corporatifs actifs tant en province que dans la capitale. Que ce soit pour les commentateurs la marque d’un régime fasciste ou une évolution positive, « le syndicalisme revendicatif est bien mort en 1940 » (ibid.), et le cadre ouvrier est un technicien efficace. Car ce peut être un pas en avant aux yeux du disciple de Pelloutier, par exemple, qui verrait dans cette infusion de la politique à toutes les échelles du syndicalisme une emprise directe du syndicalisme sur la politique par réciproque, une réorganisation possible de la société par la conjonction de la politique et du syndicalisme. On ne saurait non plus assimiler entièrement les espoirs placés par certains fédéraux restés en place à une attitude entièrement collaborationniste : Vichy laisse planer l’idéal d’un « État vraiment représentatif des aspirations de la société » (ibid.) qui aurait intégré en lui-même les ambitions des syndicats et leur qualité de contact permanent et immédiat avec la réalité ouvrière ; du moins cet État a-t-il été progressivement investi par les syndicalistes. La puissance appartient alors à la tierce partie liée par la Charte : le patronat.

B. Syndicats et reconstruction nationale

Le 27 août 1944, deux jours après la libération de Paris, la CGT – qui, intégrant les unitaires, s’était reforgée dans la clandestinité un an plus tôt – reprend ses activités publiques. En avril 1945, la CFTC reconstituée accepte l’unité d’action que lui propose la CGT mais repousse l’union organique. Un certain esprit de connivence règne, guidé par le sentiment d’une France syndicale à rebâtir après la déconstruction vichyssoise, tout contre l’ensemble du pays est à réimaginer au sortir d’une occupation longue et traumatisante : la nature même de l’État demeure en flottement, puisque plus de deux ans de « Gouvernement provisoire » séparent la libération de Paris de l’adoption de la IVe République par référendum. Ce Gouvernement provisoire, qui se donne pour mission de rendre dans un laps de temps aussi limité que possible son vrai visage à la nation – ce qui passe également par une « épuration » féroce –, multiplie les réformes mettant en avant l’identité républicaine, notamment sociale, de la France : cela va de la méritocratie qu’est censée représenter l’ÉNA ainsi fondée au droit de vote féminin, en passant par des innovations aussi inattendues que la sécurité sociale et des allocations familiales. Il faut cependant considérer ces différents éléments dans le contexte de la reconstruction nationale : tout le monde a besoin de garanties, et laisser se profiler l’ombre d’un État-providence inspiré des théories socio-économiques les plus modernes semble prometteur. Du moins cela prépare-t-il à l’une des premières mesures de la nouvelle République, la loi du 23 décembre 1946, qui annule et remplace la loi sur les conventions collectives de 1936 (cf. supra) : c’est une loi de restructuration, qui place les conventions collectives – une seule, nationale, par branche d’activité, agrée par le ministre du Travail – sous le contrôle de l’État, comme le reste. Les syndicats sont mis sous tutelle comme le peuple lui-même, qui est blessé, qui a besoin d’être mené par la main pour ne plus tourner les yeux vers ces années que l’on veut mettre entre parenthèses sur tous les plans. Cette mise sous tutelle n’équivaut cependant pas à une cristallisation : la vitalité syndicale se fait sentir dès le Gouvernement provisoire sous lequel naissent en octobre 1944 la Confédération française de l’encadrement (CGE) et en mars 1946 la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), qui a tôt fait de s’imposer en province, et jouera un rôle important durant les Trente Glorieuses, son succès reposant sur les garanties offertes aux exploitants et aux notables conservateurs. Mais malgré la volonté de contrôle – c’est-à-dire de maîtrise, dans tous les sens du terme – dont témoigne le Gouvernement provisoire et la République dans ses premiers mois, la situation n’est pas parfaitement gérée, et l’année 1947 est difficile : la pénurie est persistante, les prix s’emballent, et l’on constate de fortes poussées de grèves, touchant notamment les mines, la métallurgie et la SNCF. L’essoufflement rapide du mouvement initié le 27 novembre par un Comité national de grève, qui laissait planer la menace d’une grève générale insurrectionnelle – alors qu’en avril est né le RPF et que les communistes ont été exclus du gouvernement en mai – ébranle la CGT, dont se sépare officiellement le 19 décembre la minorité Force ouvrière, emmenant avec elle Léon Jouhaux, qui prend la tête de la CGT-FO dont le congrès constitutif a lieu en avril 1948. Cette dernière année est également marquée par les grèves et les conflits d’idéologies ; début novembre, les puits de mine du Nord sont dégagés par la troupe, tandis que le gouvernement Queille dénonce le caractère insurrectionnel des grèves. La grève générale du 13 novembre suffit à crever l’abcès. Mais les quelques années suivantes sont encore perturbées par les grèves où les mineurs jouent un rôle déterminant, représentants qu’ils sont d’un secteur en crise – peu à peu désactivé en France dans les décennies qui suivent – dans un pays en crise, pourrait-on dire dans un monde en crise, ou du moins en reconstruction : dans les premières années de l’après-guerre règne un esprit d’entraide (presque) sans arrière-pensées et la pensée syndicaliste internationaliste renaît sous sa forme la plus pure, prenant dès 1945 la forme de la Fédération syndicale mondiale, principalement boycottée par les syndicats de la Confédération internationale des syndicats chrétiens. Mais c’est là encore un beau rêve d’unité : la montée des tensions de la Guerre froide divise rapidement la FSM, et l’acceptation ou non du Plan Marshall, notamment, est le détonateur de la division syndicale internationale, poussant les syndicats sociaux-démocrates et autonomes à se regrouper au sein de la Confédération internationale des syndicats libres en 1949.
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Message  Alexandre B. Jeu 22 Jan - 19:03

C. La restructuration du monde des syndicats

Le cas précis des syndicats reflète le besoin dans lequel la France entière a été de trouver ses marques dans le nouvel ordre mondial de l’après-guerre. Il reflète aussi l’incapacité du pays à comprendre qu’il ne sort pas grandi du conflit, même s’il se trouve du côté des vainqueurs. Ainsi, l’idée d’une tutelle américaine, que semble suggérer le Plan Marshall, paraît inadmissible à beaucoup de Français, et les syndicats, qui n’ont guère de sympathie pour l’empire capitalistique, canalisent cette exaspération. Mais les grèves qui prennent des teintes politiques (comme à l’automne 1948) sont lourdement réprimées par le gouvernement : après les grèves de la CGT contre la guerre d’Indochine (1947) viennent celles contre la guerre de Corée (1950). Une libéralisation de la question des conventions collectives permet le pluralisme syndical et favorise cette liberté d’expression : la loi du 11 février 1950 met fin à la mise sous tutelle des négociations collectives ; l’État se veut cependant moteur et cadre de ces négociations, et instaure des conditions fixes, tel le Salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG, remplacé en 1970 par le SMIC). La même loi fixe les critères de représentativité des syndicats, prenant notamment en compte leurs effectifs, leur ancienneté et leur « attitude patriotique » pendant l’Occupation. Une première liste officielle des syndicats représentatifs avait été fixée en 1948, comprenant les syndicats (de salariés) affiliés aux quatre grandes confédérations : la CGT, la CGT-FO, la CFTC et la CGE. Cette restructuration formelle du monde syndical, qui se fait dans un contexte européen, sculpte l’architecture syndicale telle qu’elle existe encore aujourd’hui (cette liste de syndicats représentatifs n’est d’ailleurs pas obsolète, s’y est seulement ajoutée la CFDT née de la scission de la CFTC en 1964). Le système ainsi formalisé est efficace, et l’on peut parler d’un « âge du syndicalisme ouvrier triomphant » (P. Guillaume), dans lequel le pluralisme est possible ; même si la CGT constitue une évidente force dominante avec plus de 4 millions d’adhérents en 1950, la CGT-FO et la CFTC se partagent à peu près également les 700 000 autres syndiqués. Le rôle des syndicats est reconnu à tous les échelons de la société. Si la création des comités d’entreprise n’aboutit pas à la cogestion souhaitée par certains, elle n’en permet pas moins aux élus syndicaux de gérer les œuvres sociales qui, parfois, comme à EDF ou à Air France, constituent de véritables empires. Les syndicats siègent aussi dans les commissions du Plan, lorsqu’ils ne pratiquent pas la politique de la chaise vide, tout comme au Conseil économique et social. À côté des grandes centrales naissent des syndicats autonomes, dont le plus important est la Fédération de l’Éducation nationale (FEN, existant sous ce nom depuis 1945), et qui défendent des intérêts catégoriels précis. La FEN a cette originalité de se construire sur moins de prises de position doctrinales et de regrouper autour d’elle des structures mutualistes d’assurance avec la MAIF, la MGNE, ou de consommation, avec la CAMIF, ce qui traduit l’épanouissement d’une autre conception de l’activité syndicale qui n’avait pas vraiment eu jusqu’ici voix au chapitre.
En 1953, une réforme réduisant le nombre d’emplois dans la fonction publique et y reculant l’âge de la retraite a des conséquences inattendues par leur ampleur : alors que les fédérations de fonctionnaires avaient appelé à un arrêt symbolique du travail pendant une heure le 4 août, les grèves éclatent dès fin juillet, et se répandent dans l’ensemble du secteur public, puis commence à gagner le privé ; à la mi-août, 4 millions de personnes sont en grève. Les premières négociations avec les syndicats amènent les parlementaires à faire quelques concessions, insuffisantes au demeurant : face à la politisation hargneuse de la grève qui continue de s’étendre, le gouvernement renonce à ses projets le 20 août. C’est une victoire de la CGT, bien qu’elle se soit contente de suivre le mouvement lancé par FO. Malgré l’enthousiasme suscité par cette politisation syndicale, le mouvement « reste sans lendemain » (M. Dreyfus), à l’exception de grèves localisées et violentes à la Loire-Atlantique à l’été 1955. On note cependant l’enjeu qu’ont constitué les services publics lors de la grève générale de 1953 et leur rôle initiateur. « La grève cesse alors définitivement d’être l’expression du seul mécontentement ouvrier. Elle devient aussi l’arme des cols blancs. » (P. Guillaume) Année de contestation, 1953 voit aussi naître sous la férule de Pierre Poujade l’Union de défense des commerçants et artisans (UDCA), réunissant les petits commerçants contre la hausse de la fiscalité dont ils sont victimes. Le succès est grand dans la France rurale notamment qui ne bénéficie pas du regain de dynamisme dont bénéficient les villes : un sommet de popularité est atteint en 1955-1956. Mais la transformation du syndicat en parti et la profonde politisation du débat, quoique soldées par de bons résultats aux législatives de janvier 1956 (11,6 % des suffrages), prive le mouvement de ce qui était son socle, d’autant qu’au même moment le ministère des Finances annonce le maintient de la réforme du fisc : Poujade est discrédité. La fin de la IVe République se déroule dans un contexte socialement moins revendicatif, sous l’influence du mendésisme qui permet un regain de confiance populaire, et l’opposition de la CGT au général de Gaulle reste vaine.

Conclusion

Nous avons commencé par le dire, le syndicat a vocation d’assurer un contact direct entre l’individu et la collectivité ; et à ce titre, il est étonnant de constater à quel point l’évolution des syndicats est un miroir véridique des époques. Le format de cette fiche nous contraint à étudier les choses d’un point de vue essentiellement politique et généraliste, mais une dimension humaine mériterait d’être détaillée dans un contexte qui pourrait se permettre d’être plus fouillé. Mais cet aperçu nous donne déjà une bonne idée de la relation qu’ont entretenue les différents régimes avec la question sociale, l’éludant, l’instrumentalisant, ou en faisant parfois un enjeu majeur ; et les syndicats, comme plateformes de négociations, ont joué un rôle essentiel dans cet aspect des choses. Inversement, l’étude des syndicats nous permet de déceler le taux de politisation des masses laborieuses, et leurs véritables pulsions politiques, sous une forme moins filtrée que par l’étude des grands partis du XXe siècle.
Par ailleurs, la période que nous avons étudiée représente l’enfance et l’adolescence du syndicalisme français ; il semble arriver à maturité une fois que le monde a trouvé ses nouvelles marques dans un nouveau contexte ; le Traité de Rome de 1957, qui institue la Communauté européenne, est aussi l’occasion de la mise en place d’un Secrétariat syndical européen (SEE), qui devient en 1969 la Confédération européenne des syndicats libres ; l’adhésion en 1973 des syndicats chrétiens jusqu’ici restés à distance la fait évoluer en Confédération européenne des syndicats. Cette confédération ne cesse à partir de cette date de s’enrichir de nouveaux membres, jusqu’à regrouper aujourd’hui 81 organisations de 36 pays européens, ainsi que 12 fédérations syndicales européennes, et dispose d’une certaine influence au sein de l’Union européenne, tant par les négociations qu’elle mène que par ses pratiques de lobbying.
Cependant, cette nécessité de réunir ses forces trahit aussi une faiblesse individuelle. Même si beaucoup de pays, y compris lourdement syndiqués comme les États-Unis, l’Allemagne et la Suède, sont également touchés par un infléchissement du taux de syndicalisation, la France en est une grande victime depuis 1975 (G. Caire) ; aujourd’hui, 8 % des salariés sont syndiqués. On peut expliquer cette baisse de fréquentation des syndicats – corrélat d’une détérioration de leur popularité révélée par les sondages, auprès des jeunes salariés notamment – justement par leur caractère de plus en plus institutionnalisé : les syndicats sont identifiés avec les pouvoirs publics, avec les entreprises ; en aucun cas ils ne sont en tout cas perçus par les salariés comme les noyaux potentiels d’une contestation efficace, ils ne sont pas ces cellules dans laquelle ils peuvent se retrouver autour d’une identité de classe, sans doute aussi à cause de l’obsolescence de ce concept. Un décalage se produit aussi dans l’adaptation à un appareil productif qui a changé, où les rapports de force sont différents, où l’échelle des inégalités entre employés a tendance à s’ouvrir (tout comme celle de la répartition des richesses dans la société occidentale), et où règne une politique de précarisation de l’emploi, qui remet en question l’intérêt pour une bonne partie des employés de rejoindre un syndicat. Il est évident que considérant ces facteurs nouveaux et la restructuration du monde de l’entreprise que supposera prochainement la globalisation et la ramification internationale des organigrammes des plus grands groupements, les syndicats, qui déjà voient leurs fonctions se multiplier, auront un défi à affronter et devront de nouveau se réadapter à une situation nouvelle, en prenant une forme qui ne correspondra sans doute plus aux définitions que nous avons pu en donner jusqu’ici, mais qui lui permettra peut-être tout de même de maintenir ce même rêve d’unité dans la diversité, et de contact direct maintenu avec la population salariée.


Bibliographie consultée

M. DREYFUS, Histoire de la CGT, Complexe, 1995
P. GUILLAUME, Histoire sociale de la France au XXe siècle, Masson, 1993
G. NOIRIEL, Les ouvriers dans la société français, XIXe-XXe siècle, Seuil, 1986

G. CAIRE & T. LOWIT, « Syndicalisme », in Encyclopædia Universalis
J.-P. LE CROM, « Syndicalisme ouvrier et Charte du travail »,
in J.-P. Azéma et F. Bédarida, Vichy et les Français, Fayard, 1992
J.-L. ROBERT, « Les grèves de la Grande Guerre », in L’Humanité du 3 juillet 2004
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